Chez Jean Marie, Maria, Edith, Fernand et les autres

« Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire« . Cette phrase d’André Gide est particulièrement appropriée sur ce territoire marqué par des événements tragiques et dont l’avenir ne s’annonce pas vraiment rose.
Cette Histoire imprègne les lieux comme les gens, nous allons le constater tout particulièrement en nous rendant tout d’abord à la tribu de Tiendanite, d’où est originaire Jean-Marie Tdibaou.

 

De Hienghène à Tiendanite, il n’y a que 17 km en longeant la rivière mais la route n’est pas goudronnée, ou plutôt elle ne l’est plus depuis son élargissement il y a treize ans ; de tergiversations en marchés publics foireux, le provisoire n’en finit pas et on comprend que les riverains soient excédés de vivre en permanence dans la poussière, au point que certains mettent des pierres et des bouts de bois sur la route pour forcer les voitures à ralentir. S’il y avait une mine de Nickel au bout de la route, elle serait sûrement en bien meilleur état…

Au bout de 9 km, au site Wan’Yaat, on découvre un « mémorial » sacrément émouvant, ça plombe pas mal l’ambiance :

Explication :

Le 5 décembre 1984, dix militants indépendantistes de la tribu de Tiendanite, âgés de 25 à 56 ans, parmi lesquels deux frères de Jean-Marie Tjibaou, étaient tués par balles dans une embuscade à cet endroit.
Depuis trente quatre ans, les carcasses des deux camionnettes n’ont pas bougé. Sur les lieux, une plaque de marbre portant l’inscription « Fils de Kanaky, souviens-toi » et un hommage à ceux qui furent « assassinés lâchement » rappellent ce qui s’est passé.
Le soir du 5 décembre 1984, moins d’un mois après le boycott actif des élections à l’Assemblée territoriale, prôné par le FLNKS, une réunion se tient au Centre Culturel de Hienghène. Durant la soirée, la question de la levée des barrages et de la suspension des actions avait été discutée, à la demande de Jean-Marie Tjibaou, alors président du FLNKS. La trêve devait ouvrir la voie des discussions que ce dernier envisageait de conduire avec l’Etat et visait à encourager les négociations.
A la fin de la réunion, dix-sept Kanak prennent la route à bord de deux camionnettes conduites par les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, Louis et Vianney, pour rejoindre la tribu de Tiendanite. Ils n’arriveront jamais à destination.
A hauteur du lieu-dit de Wan’yaat, ils essuient des tirs d’anti-indépendantistes embusqués. La fusillade fera dix morts. Seules sept personnes survivront. Pour la tribu de Tiendanite, qui comptait alors huit familles, c’est une véritable hécatombe : la moitié de sa population masculine périt ce soir-là.
Cette action a eu lieu dans un climat de quasi-guerre civile en brousse, en représailles à des incendies de maisons de Caldoches par des militants Kanak indépendantistes, ce qui était un faux prétexte puisque ces incendies n’ont commencé qu’après ce massacre.Les sept auteurs ont été relaxés par la cour d’assises de Nouméa en 1987 -un jury exclusivement composé d’Européens-, après que le juge d’instruction, un ancien militaire, eut déjà conclu à un non-lieu. C’est la thèse de la « légitime défense » qui l’a emportée, celle de sept hommes canardant deux véhicules transportant des hommes non armés, dans le but de les tuer (on a dénombré sur certains corps jusqu’à 28 impacts de balles)…

Juste à côté un gamin tout mignon attend sa mémé, sa fraîche curiosité tranche avec l’atmosphère pesante des lieux.

Tiendanite

La tribu est au fond d’une vallée, au bout d’une petite route goudronnée car elle n’a pas eu la « chance » d’être élargie, elle. Ici chacun vaque à ses occupations, notre hôtesse n’est pas là car en formation, nous trouvons son père Bernard avec lequel nous faisons la coutume comme il se doit : Un coupon de tissu acheté au préalable et un petit billet.

Il va y avoir un mariage en octobre, ce qui explique les travaux d’agrandissement d’une maison en cours. Et il y a la nouvelle maison de Célestin, ça bouge dans le coin. La mariée s’installera dans la tribu de son époux, sur le même terrain que sa belle famille.
Le cadre est superbe, c’est paisible, on ne se douterait pas qu’il ait pu y avoir tant de violence ici mais les tombes de Jean-Marie Tjibaou et des dix victimes de l’embuscade sont là pour nous le rappeler.

Car c’est aussi ici qu’est inhumé le leader indépendantiste signataire en 1988 des accords de Matignon qui prévoient un référendum sur l’autodétermination et ramène la paix après quatre années de quasi-guerre civile. Il a été assassiné en 1989 par un autre Kanak opposé aux accords, Djumeni Wea.

Icône de la réconciliation entre Caldoches et Kanak, suite à la célèbre poignée de main qu’il donna à son ennemi juré Jacques Lafleur, Jean-Marie Tjibaou est aujourd’hui salué par toute la classe politique française et calédonienne. Pas un homme d’Etat ne se rend en Nouvelle-Calédonie sans emprunter les sentiers escarpés qui mènent jusqu’à sa tombe. Il fut pourtant considéré dans les années 1980 comme un ennemi de la République, un terroriste…

 

Bernard nous relatera le lendemain comment il s’est tiré de l’embuscade de 1984, il ne risque pas d’oublier puisqu’il a toujours des plombs dans le corps et est suivi médicalement tous les six mois. De l’émotion mais pas d’animosité dans ses propos, par contre un espoir que le prochain référendum soit l’occasion d’un bon compromis, de plus de justice, une reconnaissance et un respect du peuple kanak. Vous pouvez entendre son interview sur le site de NC 1ère.

En repartant pour Hienghène le lendemain, nouvelle cure de poussière puis un arrêt à l’épicerie de Fernand qui a aussi un vif souvenir de l’embuscade. Il n’y était pas directement mais se rappelle que les jours suivants, alors que les jeunes voulaient brûler les maisons des colons et les édifices publics, il les a convaincus d’épargner la Poste, non seulement parce qu’il y travaillait mais parce qu’elle était utile à tous. Finalement il a été arrêté et condamné à vingt cinq ans de prison pour « crime contre l’État », puis gracié au bout de quatre ans. Il a déballé dans les colis de la poste des munitions et des cartouches destinés à des caldoches…quand il en a référé à ses supérieurs, compte tenu des évènements qui venaient de se produire, il a été emmené en hélico à Nouméa et incarcéré.

De retour au village, le marché local est terminé. Irène s’en va papoter un peu avec les marchandes qui nous ont salués en passant. Derrière leurs étals elles s’apprêtent  à casser la croute dans une joyeuse ambiance. Elles sont de tribus différentes, parlent toutes une langue différente mais arrivent à se comprendre.

-« Vous êtes dans le journal » nous dit la dame alsacienne de la supérette près du pont, et de nous encourager et féliciter pour notre « courage ». Mais c’est un plaisir chère madame que de venir sillonner votre Caillou afin de justement faire de jolies rencontres et partager aussi notre voyage avec vous. Un groupe de femmes et d’hommes attendent de nous voir démarrer – « Mais comment ils font ? » et de nous applaudir à tout rompre avec des cris de joie en nous voyant repartir… C’est spontané, enthousiaste, plein de fraicheur et ça nous touche infiniment.

Chez Maria

Après Hienghène, comme prévu ça grimpe dur. Lors d’une pause, un chauffeur de bus scolaire s’arrête et nous félicite, non pas pour la montée mais pour nos fanions : -« Un drapeau français sur un vélo, un drapeau kanak sur l’autre, c’est ensemble que doit se construire l’avenir de la Nouvelle Calédonie« .

Un gars qui est garé au bord de la corniche nous encourage aussi, quand on lui dit qu’on va camper chez Maria il calcule mentalement la distance et nous la livre telle quelle : –« C’est pas loin, c’est dans quatre tribus« . Merci m’sieur, mais on ne sait pas du tout quelle est la distance entre les tribus…

C’est vrai que ce n’est pas bien loin, et l’endroit ne manque pas d’être pittoresque. La « Cabane du pêcheur » est idéale pour se mettre à l’abri de la pluie qui arrive en même temps que nous (et ne durera guère), on peut même y faire du feu.

Comme on avait demandé à la jeune fille qui nous a accueillis si on pouvait acheter des oeufs, vu qu’il y a moult poules et coqs qui picorèrent dans le coin, elle revient plus tard nous proposer de dîner avec Maria. Chouette, on va faire connaissance avec cette célébrité locale, il semble que tout le monde la connaisse sur la côte.

En fait, la jeune fille en question n’est pas réellement la fille de Maria, même si elle nous a été présentée ainsi. Elle a été élevée par une autre femme que sa mère comme ça se fait souvent, les enfants peuvent être donnés à un oncle ou un autre membre de la famille, c’est une adoption coutumière.
Le dîner est simple mais commence curieusement par deux oeufs pochés (Maria n’en prend pas, elle a dû croire qu’on était en manque d’oeufs). C’est très intéressant de l’écouter raconter la vie dans la tribu, comment ça se passait avant (et n’a guère changé de nos jours). Son mari est inhumé tout près de la maison, ici c’est courant, mais elle veut retourner dans sa tribu pour y être enterrée quand le jour viendra.

Pouébo

La route s’arrête au niveau de la rivière Ouaïème. Il n’y a pas de pont parce que l’endroit est tabou, nous a expliqué Maria ; lorsque des chasseurs poursuivent un cerf, si celui-ci essaie de fuir en traversant la rivière, il disparait mystérieusement dans les eaux.
C’est pourquoi il y a un bac, le dernier en service sur la côte, car dans le temps il y en avait un à chaque rivière. Aujourd’hui c’est facile, le bac est moderne, avant il fallait le tirer à la main, c’était un métier difficile et souvent les passagers donnaient un coup de main.

Et comme le bac arrive, qui-voit-on dessus ? On vous le donne en mille : Des gens qu’on connait ? Oui et non, on ne les a jamais vus mais on a entendu parler d’eux, on savait qu’ils faisaient le tour par le nord en sens inverse de nous, donc on devait inévitablement se rencontrer un jour. Il s’agit de Maryline et Jean-Michel, les seuls deux autres cyclo-voyageurs qui sillonnent les routes calédoniennes, de sacrés numéros.

Autant dire qu’on bavarde un bon bout de temps, ça discute vélo, voyage, Calédonie, conducteurs, etc. Chacun reprend sa route en sens inverse, mais on se reverra peut-être. Ils nous apprennent qu’ils ont une connaissance à Nouméa qui a aussi un vélo couché, il se prénomme Marc. Nous espérons bien le rencontrer.

Un paradis pour cyclistes

La route dans cette région est merveilleuse : Des traversées de criques poissonneuses où les jeunes pêchent les sardines, des gamins qui jouent, un stand de crêpes juste au pied d’une montée (incroyable, non ?), des vues splendides et une circulation quasiment inexistante.

Ça pourrait durer comme ça un mois, on ne s’en lasserait pas. On se croirait en Corse ou même en Grèce.

De hautes chutes d’eau se chargent de compléter le décor, tant qu’à faire autant avoir droit à la totale, c’est sans supplément.

Du coté végétation, c’est toujours aussi prolifique, même si la pluie manque depuis plusieurs mois les plantes s’en donnent à coeur joie, on a l’impression que tout pousse. D’ailleurs c’est une réalité, comme nous le confirmerons les gens à qui on en parle, il faut souvent entretenir les parcelles cultivées sinon elles sont vite envahies.

Ouane Batch, le camping qu’il est bien

Waouh, le cadre est idyllique, on est vachement bien là. Plage déserte et cocotiers, on s’y fait très bien, il suffit de savoir s’adapter.

Le matos est à disposition gratuitement : Kayaks, palmes, masques, tubas. Un véritable encouragement à aller dire bonjour aux tortues, même si ce jour là elles ne sont pas venues se montrer.

Quant à la bouffe, c’est quelque chose aussi, on en a plein l’assiette, Edith cuisine très bien et est vraiment sympa. Les boss sont absents mais ce n’est pas grave, la cuisinière est là et c’est le principal !

Des rencontres, encore des rencontres

Entre les tribus, des cultures, des gens, des cris joyeux, de petits moments partagés, des étincelles de bonheur.

À la tribu Yambé.

On cherche l’épicerie, on entend des « hou, hou » joyeux en provenance d’un faré. Demi tour vite fait.  On tombe en pleine activité artisanale. Les femmes de la tribu de Yambé se réunissent tous les lundi pour passer un bon moment ensemble tout en s’activant à la couture, le tressage, la confection d’objets artisanaux, et déjeuner ensemble. Ambiance agréable, nous sommes invités à partager le repas en leur compagnie, ça ne se refuse pas. Elles sont heureuses d’avoir de la visite.

En plus c’est l’occasion de gouter ces fameuses petites sardines, d’ailleurs pas si faciles à manger mais on comprend vite comment s’y prendre pour ne pas manger les écailles, faire glisser délicatement la sardine entre 2 doigts ou entre ses lèvres, les écailles restent sur les doigts ou sur le bout des lèvres, fastoche….

Nous rencontrons Bibi et Fifi, un couple de métropole ; Fifi (Philippe)  est dentiste. Ils sont à la tribu depuis 1 an et le remplacement se termine demain. Ils ont vécu dans cette tribu et vont partir le coeur serré avec des souvenirs merveilleux et des amitiés sincères. Nous discutons des problématiques du secteur santé en brousse, il y a de sérieuses carences en terme de médecins et dentistes. A partir de demain les habitants n’ont plus de dentiste au dispensaire, Philippe n’est pas remplacé. Ses patients devront faire une quarantaine de kilomètres, voire plus pour se faire soigner. Et ici c’est loin d’être une balade. Tout n’est pas bleu ou rose au pays du soleil…et tout le monde ne vit pas à Nouméa.

Confiance

Épatant : Les stands de créations artisanales se succèdent le long de la route, c’est en libre-service, mettez les sous dans la boite. Nous sommes dans la région des sculpteurs de pierres à savon. C’est en fait de la Stéatite dite aussi pierre de talc, elle laisse dans les mains sa poudre glissante, très fine et blanche. Visiblement elle se travaille bien. en tout cas la sculptures que nous voyons sont très jolies et… très lourdes ; aille dommage, Joël en aurait bien ramené une dans ses sacoches !

Il n’y a pas de clôtures, de grillage ou de barrières pour délimiter les habitations entre tribus. Chacun sait où s’arrête son territoire. Les maisons sont donc en harmonie avec la nature et la végétation.

 

Dernière tribu Kanak

Bien éloignée, la tribu de Tiari semble être un petit nid de tranquillité. Une femme qui nous rencontrés avant sur la route (elle était au courant de notre passage par sa cousine qui nous a « vus » sur Facebook) nous a préparé un sac de fruits, c’est super gentil. Des oranges et une papaye, on ne peut faire plus frais ni plus généreux. Pour les derniers tours de roue chez les Kanak, on termine en beauté.

Au moment de quitter cette inoubliable côte Est, et alors qu’on ne sait pas encore ce qui nous attend après, on ne peut qu’exprimer notre attachement pour ce peuple qui nous a toujours si gentiment accueillis. Nous avons découvert que la vie ici n’est pas toujours facile, mais les gens sont attachés à leur mode de vie et ne voudraient pas habiter ailleurs. Ou s’ils ont vécu durant un temps à Nouméa, ils sont heureux de revenir en brousse. Les attraits du « progrès » ne l’emportent pas toujours, la coutume a un poids très fort, on peut comprendre.

 

11 Comments

  1. Merci beaucoup de prendre du temps pour rédiger votre voyage. Comme d’habitude les photos sont superbes et on n’a qu’une envie, c’est de vous suivre. Bonne continuation et encore MERCI

  2. Que c’est beau! et que je suis contente de constater que les gens sont contents de partager, de discuter, ce qui chez nous se perd hélas!!! merci pour vos récits et ces super photos.
    A bientôt

  3. Je partage cette conclusion!!Quel sens donner à sa vie!quelles sont les choses les plus importantes!Quels sont nos besoins indispensables !ça amène à la réflexion!
    Liberté peut-être!!!!!!!!!A Bientôt

  4. Nous avons eu les mêmes impressions que vous. Les vélos vous ont aidé pour les contacts. C’est un peuple attachant. Bonne route. Louis et Armelle

  5. Coucou. Ravie de voir cette partie de NC. Aillant un cousin là bas, à Nouméa je crois, je n’en vois que les beaux paysages qu’il envoie, pas la vie dans la brousse.
    Portez-vous bien. Ici tt va bien.

  6. « Drapeautes » comme de véritables ambassadeurs de la paix vous nous offrez un superbe reportage fraternel sur le « caillou ». Merci pour tous ces témoignages et belles photos.
    Bises à vous deux et bonne route !

  7. je decouvre la nouvelle caledonie au travers de votre compte rendu.merci pour votre temoignage de fraternité.pour vos photos et vos commentaires .vous etes de tres sympatiques embassadeurs de notre si lointaine France,et donnez envie de voyager ainsi.vous etes tres courageux.bonne continuation.merci,

  8. bonjour, j’espère vous avez aimez la visite au camping chez maria (je suis sa fille) elle vous fait de gros bisous et vous souhaite une longue sur les routes du monde. très sympathique votre petit journal.

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